Le travail social, mode de lutte ou complice du système ?
Le travail peut être un mode de lutte. Oeuvrer à une société meilleure grâce à son métier, en luttant depuis l’intérieur, pour essayer, tant bien que mal, de faire le bien, c’est tentant. Une façon attrayante de concilier son envie de changer le monde avec son besoin de gagner de l’argent. Et nombreux.ses sont ceux.celles qui, dans les associations, les ONG, les structures d’accueils et de soin, ont fait ce choix. Mais peut-on réellement critiquer le système qui nous fait vivre ? Peut-on vraiment vouloir changer une situation qui, en l’état, devient la raison de notre travail et, par extension, la source de notre revenu ? Un paradoxe parfois difficile à tenir pour nombre de travailleurs.ses du secteur social, particulièrement concerné.e.s par ce double discours. Ce sont aussi les questionnements de A., éducatrice de rue depuis quelques années, qui remet parfois en question la pertinence de son travail au regard de l’urgence du changement.
A. a choisi le métier d’éducatrice pour répondre à son envie d’être utile aux autres et à la société : “j’ai fait des études d’éducatrice spécialisée en me disant que tant qu’à faire, autant faire un boulot ou j’ai l’impression d’être utile, de m’intéresser aux autres et de faire quelque chose qui pourrait être sympa pour la société”… Mais si sa volonté de départ était d’avoir un impact positif sur la société, A. se demande aujourd’hui si son action ne contribue pas plutôt à entretenir un système qu’elle rejette :
“J’ai quand même l’impression, même bourrée de bonnes intentions, de faire partie d’un système et, plutôt que de véritablement trouver des solutions, de coller des pansements à droite à gauche sans venir à la base du problème (…) Et je me demande si, du coup, je ne fais pas pire que mieux ; parce que en ne réussissant pas à abolir les inégalités sociales et changer vraiment la société dans laquelle je vis, je me rends compte que je suis du côté du système. En allant m’occuper de telle personne ou de telle famille, j’empêche peut-être que le problème soit plus visible et arrive à un stade de crise où la situation pourrait exploser”
Plutôt que de travailler à contenir le problème en prévenant la violence, ne faudrait-il pas plutôt organiser cette violence en une forme de révolte ? “Les jeunes qui parfois sont dans des situations compliquées, qui ne sont pas intégrés et qui sont face à des contrôles de police incessants et un peu arbitraires, y’a une violence qui naît en eux ; et ça remue de devoir leur dire “Pour te protéger toi, tu devrais pas insulter la police et avoir envie de la caillasser”, alors que j’aurai envie de leur dire “Mais organisez-vous !”
Une violence qui apparaît aujourd’hui à A, et à beaucoup d’autres, comme un passage nécessaire pour faire réellement évoluer les choses… malgré la difficulté que ça peut représenter. “Les luttes plus “légalistes’ (manifestation organisées, sittings, quelques formes de désobéissance) ne suffisent pas ; j’ai l’impression qu’il faudrait passer par une autre manière de lutter qui serait plus radicale, et qui serait probablement pas celle de la non-violence”.
Mais ce que je retiens de cet entretien avec A c’est que, même quand le choix de la violence devient une évidence, la voie pour y parvenir l’est beaucoup moins. Parce que l’on est éduqué.e.s dans la non-violence, et parce qu’une révolte radicale amène aussi le risque de perdre ses privilèges et son confort. C’est également le cas pour A : “Je sais pas si j’en serais capable. Je sais pas du tout. C’est un peu une question compliquée : dans l’idéal j’aimerais vraiment que ça arrive, et j’y pense de plus en plus, et à côté de ça, parfois j’ai l’impression de me cacher derrière certaines choses. Le jour où j’ai un casier judiciaire par exemple, je peux plus exercer mon métier. C’est ça qui est chaud avec le militantisme : tu sais un peu ce qu’il faudrait faire, mais c’est parfois l’inconfort total et c’est un peu abyssal comme truc ; faudrait que t’aies plus de taf, plus de thunes, pour te libérer vraiment de ce qui t’entoure pour pouvoir t’en émanciper totalement”.
Et je note aussi un paradoxe, auquel on est nombreux.ses dans mon entourage à se confronter : parce qu’on jouit de certains privilèges, dont l’éducation, l’emploi, la santé, on est en mesure de développer l’appareil critique nécessaire pour souhaiter une révolte ou un changement profond de notre société ; mais, justement parce qu’on jouit de ces privilèges, la peur de les perdre nous empêche de passer à l’action. Alors, quoi, on s’y jette ?